À partir de Rabelais

« […] le rire populaire et ses formes constituent la région la moins étudiée de l'œuvre populaire. La conception étroite du caractère populaire et du folklore, née à l'époque romantique et parachevée essentiellement par Herder et les romantiques, excluait presque entièrement la culture spécifique de la place publique ainsi que le rire populaire dans toute la richesse de leurs manifestations. Même plus tard, les spécialistes du folklore et de l'histoire littéraire n'ont pas considéré le peuple qui rit sur la place publique comme un objet digne d"une étude tant soit peu attentive et approfondie sur le plan culturel, historique, folklorique ou littéraire. Dans les innombrables études scientifiques consacrées au rites, aux mythes, à l'œuvre populaire, lyrique et épique, le rire n'occupe jamais que la place la plus modeste. Mais, de surcroit, le malheur est que, même dans ces conditions, la nature spécifique du rire populaire est totalement déformée, car on lui applique des idées et des notions qui lui sont totalement étrangères, puisqu'elles se sont formées sous le règne de la culture et de l'esthétique bourgeoise des temps modernes. C'est ce qui nous permet d'affirmer sans exagération que la profonde originalité de la culture comique populaire du passé n'a jamais encore été révélée.
Pourtant, son ampleur et son importance étaient considérables au Moyen Âge et sous la Renaissance. Le monde infini des formes et manifestations du rire s'opposait à la culture officielle, au ton sérieux, religieux et féodal. Dans toute leur diversité, ces formes et manifestations : réjouissances publiques du carnaval, rites et cultes comiques spéciaux, bouffons et sots, géants, nains et monstres, pitres de nature et de rang divers, littérature parodique vaste et variée, etc., toutes ces formes possèdent une unité de style et constituent des parties et parcelles de la culture comique populaire, notamment de la culture du carnaval, une et indivise.
Les multiples manifestations et expressions de cette culture peuvent être subdivisées en trois grandes catégories :
1. Les formes des rites et spectacles (réjouissances du carnaval, diverses pièces comiques jouées sur la place publique, etc.) ;
2. Œuvres comiques verbales (y compris les parodies) de différente nature : orales et écrites, en latin ou en langue vulgaire ;
3. Différentes formes et genres du vocabulaire familier et grossier (injures, jurons, blasons populaires, etc.).

(Mikhaïl Bakhtine, Twortchestvo François Rabelais, thèse, Moscou, 1965. (*Trad. franç. Andrée Robel, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, « bibliothèque des idées », 1970.)