Un débat chez les historiens

La culture populaire a été en débat chez les historiens. L’École des Annales a ouvert le vaste chantier de l’histoire des mentalités, et, avec le concept de longue durée, nous a habitués à percevoir des différentiels dans la trame historique. Les études archéologique de Michel Foucault ont tenté de dépasser le face à face culture populaire/culture savante en attirant l’attention sur les phénomènes de pouvoirs. Cependant, les uns et les autres conçoivent l’histoire comme un ensemble de simultanéités et présupposent une certaine homogénéité de la culture. Carlo Ginzburg, dans la préface de Le Fromage et les Vers, milite pour une attention micro-historique à des histoires individuelles singulières. En partant d’elles, en recherchant des faits voisins, il s’agit dès lors de remonter par induction, à une trame cachée, et d’éclairer ainsi d’un jour nouveau la culture populaire.

« 1.
On pouvait autrefois accuser les historiens de vouloir seulement connaître « la geste des rois ». Aujourd’hui, certainement, il n’en est plus ainsi. Ils se tournent toujours davantage vers ce que leurs prédécesseurs avaient tu, écarté ou simplement ignoré. « Qui a construit la Thèbes aux sept portes ? » demandait déjà le « lecteur ouvrier » de Brecht. Les sources ne nous disent rien de ces maçons anonymes ; maïs l’interrogation conserve son sens.
2.
La rareté des témoignages sur les comportements et les attitudes, dans le passé, des classes subalternes constitue un premier obstacle – mais non le seul – auquel se heurte une telle recherche. Mais la règle admet des exceptions […]
3.
L’existence de différences de niveau culturel à l’intérieur des sociétés dites civilisées est le préalable qu’impliquent les disciplines qui se sont peu à peu autodéfinies sous les noms de folklore, histoire des traditions populaires, ethnologie européenne. Mais l’emploi du mot « culture » pour définir le complexe d’attitudes, de croyances, de codes, de comportements, etc., propres aux classes subalternes à une époque donnée est relativement tardif : il a été emprunté à l’anthropologie culturelle. C’est seulement à travers le concept de « culture primitive » qu’on en est arrivé à reconnaître la possession d’une culture à ceux que l’on définissait jadis, de façon paternaliste, comme les « couches inférieures des peuples civilisés ». La mauvaise conscience du colonialisme rejoint ainsi la mauvaise conscience de l’oppression de classe. Ce qui a permis de dépasser, au moins verbalement, non seulement la conception démodée du folklores comme un simple recueil de curiosités, mais aussi la positions de ceux qui ne voyaient dans les idées des classes subalternes, leurs croyances et leurs visions du monde, rien d’autre qu’un amas inorganique d’idées, de croyances et de visions du monde élaborées par les classes dominantes, peut-être plusieurs siècles auparavant. La discussion a pu alors s’ouvrir sur le rapport entre la culture des classes subalternes et celle des classes dominantes. Jusqu’à quel point la première est-elle, précisément, subordonnée à la seconde ? Dans quelle mesure exprime-t-elle, au contraire, des contenus au moins en partie d’une autre nature ? Peut-on parler d’une circulation entre les deux niveaux de culture ?
»

(Carlo Ginzburg, Il formagio e i vermi. Il cosmo di un mugnaio del ‘500, Turin, Einaudi, 1976. (*Le Fromage et les vers. L’univers d’un meunier au XVIe siècle, trad. de l’italien par Monique Aymard, Paris, Flammarion, « nouvelle bibliothèque scientifique », 1980 : extraits de la préface)