Rire en pet
Claude Gaignebet n’a cessé à travers ses livres et ses conférences de remonter aux linéaments métaphysiques du pet. Dans Le Folklore obscène des enfants , folklore auquel on n’avait guère prêté attention auparavant, il consacre tout un chapitre à ce genre de courant d’air – qui n’a nul besoin de piston, n’en déplaise à Marcel Duchamp. Tout un chacun se souvient au moins avoir chanté :
« Au clair de la lune
J’ai pété dans l’eau
Ça faisait des bulles
C’était rigolo »
Mais d’autres comptines induisent un sens moins anodin :
« En passant près d’un cimetière
J’entendais les morts péter
Ce qui prouve que sous terre
On n’a pas le trou du cul bouché »
Comme si quelque vie subsistait par-delà la mort, du moins sous forme de souffle alvin. Ce folklore enfantin du pet est à rapprocher de certains rites observés dans des fêtes au Moyen Âge, tel ce jeu de pet-en-gueule que cite Rabelais dans la liste des jeux du jeune Gargantua, et qui figure au revers du guidon de la compagnie de la Mère Folle à Dijon. « Le pet, commente Gaignebet, a été considéré pendant des siècles, à l’intérieur des confréries de Fous ou de Cocus comme une des formes de l’âme. » Et cette inversion de la circulation du souffle spirituel n’est pas une transgression du sacré, comme le prétend un lieu commun cher aux néo-théologiens émules de Georges Bataille. « Nous pensons au contraire que la théorie du souffle en pet est primitive et qu’elle ne s’est pas développée en opposition à celle du souffle buccal, mais en quelque sorte parallèlement. »
Sur l’avers du guidon sus-cité, la Mère Folle, à tête de lune, actionne des soufflets qui communiquent avec des têtes d’angelots joufflus. Une description d’une version antérieure de ce guidon précise qu’il comportait auparavant, au lieu de têtes, des culs péteurs, comme ceux qui se voient sur cette gravure illustrant une édition de Zéphir-Artillerie, et qui canonnent du haut d’une tour. Car les fous, personnages lunatiques sont des « éventés ».
Les héritiers de ces compagnies de fous animent encore certains carnavals, tels les soufflaculs de Pézenas qui, armés de soufflets et revêtus de la grande chemise blanche des chienlits, se poursuivent à la queue-leu-leu en faisant mine de se gonfler le derrière maculé de moutarde. Une scène qui, du reste, figure dans quelque stalles d’églises que personne ne prend plus la peine de regarder . La première édition de l’Art de péter est fort à propos précédée d’un épitre dédicatoire à Carnaval et Carême prenant. La période festive qui commence après Noël est un temps de circulation des âmes des morts qui reviennent, jusqu’au mercredi des cendres, hanter l’espace des vivants. Gaignebet a attiré l’attention sur le fait que la date antérieure possible du début du Carême est la Saint-Blaise, fête que les Germains appelaient le « jour des vents », blasen signifiant souffler. Les carnavaliers, quant à eux, se gavaient d’aliments flatulents – la fève des rois, dont on a perdu et l’usage primitif et la signification, et qui inaugure la période, en est une lointaine survivance. Le dossier folklorique du pet est copieux…
[…]
Revenons à Saint Blaise : plusieurs représentations du saint le montrent la main en équerre sur la gorge . Sa fête, le 3 février, vient clore la bataille des vents qui débute le 25 janvier à la Saint-Paul, c’est donc un maître des vents. Rabelais, qui connaissait bien les coutumes populaires, ne fait pas naître Gargantua le jour de la Saint-Blaise impunément, car avant d’être un grand mangeur, Gargantua possède un nom construit sur la racine onomatopéique gar qui renvoie à l’idée d’avaler. En Catalogne, saint Blaise est le gargantero. Gargantua, inutile de le rappeler avale et pète. Blaise non moins. Quant au savant De peditu, dont on a déjà parlé, il est édité « sub signo Divi Blasii ».
Tousser fait péter. Tussis pro crepitu. « Les médecins répètent à l’envi que la toux correspond à un effort des muscles abdominaux, glotte fermée, suivi d’une brusque expulsion d’air et que les complications des toux répétées (dont la coqueluche) sont le prolapsus rectal, les hernies abdominales, voire les avortements . » Tousser fait péter et le cul peut tousser.
« Votre cul a la toux commère
Votre cul a la toux, la toux . »
La toux répétée est la coqueluche bien nommée par analogie avec le chant du coq. Le coqueluchon, « cette coiffure caractéristique de la folie médiévale est surmontée à l’origine d’une tête de coq qui évoluera en une simple crête, et c’est cet animal qui protégeait magiquement de la toux son possesseur, maître d’une confrérie carnavalesque ou roi du coq. » Dont les membres, munis de soufflets…
Le dossier folklorique – saint Blaise, la tempête des vents, les soufflaculs, le roi du coq, etc. – ayant été largement exploré par Gaignebet, je n’insiste pas. Il faut lire et relire sa magnifique thèse dont l’érudition est vertigineuse.
Il reste que l’analogie entre la toux et le pet, qui tous deux ressortissent à une économie des vents, peut s’étendre au rire, lequel on le sait est au centre de la sagesse rabelaisienne. Car le rire est lui aussi « désopilant ». Non moins que la toux, il opile et désopile – c’est-à-dire bouche ou débouche un sphincter – la gorge. Rire et pet sont liés à des contractions abdominales : péter soulage le ventre, mais on peut se « bidonner » à en avoir mal. Il y a des pets vocaux comme des éclats de rire, et ce dernier se distille ainsi que les pets plurivocaux en une succession d’expirations. Il y a un dernier souffle, un pet de la mort et des morts de rire. Le rire sous cape se cache, sournois comme la vesse. Les tempêtes de vents soulèvent des tempêtes de rire. Le rire est une arme, qui appartient sans doute à la même armée que celle de Zéphyr-Artillerie . Rire et pet ont une fonction sociale : le second placé au moment opportun peut faire taire un fâcheux à moins que le premier ne le désarme. Si une femme bien baisée pète , c’est sans doute parce que l’on a su lui faire « rire les fesses ». Les agelastes, c’est-à-dire ceux qui ne savent pas rire, sont constipés. Etc., etc. Creuser l’analogie demanderait de longs développements et la place manque ici.
Une expression résume le terrain commun où s’enracine ce chassé-croisé entre le rire et le pet : le « fou rire ». Car, s’il y a fou rire, c’est bien parce qu’il y a un rire des fous, c’est-à-dire de ceux qui, gonflés de flatulence, munis de leur soufflet ou de leur vessie de porc, animateurs de tous les charivaris, nous rappellent la dimension carnavalesque du rire.
Si donc il y avait un sens à tenter de répondre à la question que d’aucun philosophe a fort maltraitée, – Pourquoi rit-on ?, il faudrait sans doute explorer cette réponse, inattendue dans l’ampleur de son application : – parce que l’on pète. Non pas parce que péter fait rire (comme si c’était le dernier mot sur le sujet !), mais parce que rire et pet s’inscrivent tous deux – comme la toux et bien d’autres choses qui passent par l’une des neufs portes – dans la circulation universelle des souffles.

Texte intégral :

Christian Besson, "Rire en pet", in Quand l'art fait rire, cat. de l'exposition (8 octobre 2011-15 janvier 2012), Lausanne, Musée cantonal des beaux-arts/Golion, Infolio, 2011, p. 20-29.

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